Poémons-nous - 11

• Kim Thuy (il y a un accent aigu sur u), Ru

« Entre trente ans, Sao Mai a resurgi comme un phénix renaissant de ses cendres, tout comme le Vietnam de son rideau de fer et mes parents des cuvettes de toilettes d’école. Seuls autant qu’ensemble, tous ces personnages de mon passé ont secoué la crasse accumulée sur leur dos afin de déployer leurs ailes au plumage rouge et or, avant de s’élancer vivement vers le grand espace bleu, décorant ainsi le ciel de mes enfants, leur dévoilant qu’un horizon en cache toujours un autre et qu’il en est ainsi jusqu’à l’infini, jusqu’à l’indicible beauté du renouveau, jusqu’à l’impalpable ravissement. Quant à moi, il en est ainsi jusqu’à la possibilité de ce livre, jusqu’à cet instant où mes mots glissent sur la courbe de vos lèvres, jusqu’à ces feuilles blanches qui tolèrent mon sillage, ou plutôt le sillage de ceux qui ont marché devant moi, pour moi. Je me suis avancée dans la trace de leurs pas comme dans un rêve éveillé où le parfum d’une pivoine éclose n’est plus une odeur , mais un épanouissement ; où le rouge profond d’une feuille d’érable à l’automne n’est plus une couleur, mais une grâce ; ou un pays n’est plus un lieu, mais une berceuse »

« j’aurai dû choisir ce moment avant l’arrivée de mes enfants, car j’ai depuis perdu l’option de mourir. L’odeur surette de leurs cheveux cuits sous le soleil, l’odeur de la sueur dans leur os la nuit au réveil d’un cauchemar, l’odeur poussiéreuse de leurs mains à la sortie des classes m’ont obligée et m’obligent à vivre, à être ébloui par l’ombre de leurs cils, à être émue par un flocon de neige, à être renversée par une larme sur leur joue. Mes enfants m’ont donné le pouvoir exclusif de souffler sur une plaie pour faire disparaître la douleur, de comprendre des mots non prononcés, de détenir la vérité universelle, d’être une fée. Une fée éprise de leurs odeurs »

« Mes parents nous rappellent souvent, à mes frères et à moi, qu’ils n’auront par d’argent à nous laisser en héritage, mais je crois qu’ils nous ont déjà légué la richesse de leur mémoire, qui nous permet de saisir la beauté d’une grappe de glycine, la fragilité d’un mot, la force de l’émerveillement. Plus encore, ils nous ont offert des pieds pour marcher jusqu’à nos rêves, jusqu’à l’infini. C’est peut-être suffisant comme bagage pour continuer notre voyage par nous-même. Sinon, nous encombrerions inutilement notre trajet avec des biens à transporter, à assurer à entretenir. Un dicton vietnamien dit : seuls ceux qui ont des cheveux longs ont peur, car personne ne peut tirer les cheveux de celui qui n’en a pas. Alors j’essaie le plus possible de n’acquérir que des choses qui ne dépassent pas les limites de mon corps »

Proposé par Mme Bars